samedi 4 février 2012

Livre : L’homme inquiet



Par : Henning Mankell

Débutons par un aveu : au plus le temps passe, au plus Frank Zito a du mal à ne pas s’endormir en feuilletant un polar. Depuis Harlan Coben jusqu’à Jesse Kellerman, en passant par Denis Lehanne, tout le fatigue. Les tunnels de dialogues qui sentent fort le bourrage papier, la longueur abrutissante d’enquêtes usées jusqu’à la corde, le cortège de héros toujours revenus de tout, vieux cons figés dans des certitudes partagés par eux seuls, ou jeunes naïfs confrontés à la perversion absolue. Tout ce beau monde semble tirer à la ligne poussivement, pour emmener leur histoire du point A au point B, en brouillant les pistes de façon toujours plus artificielles, dans une prose qui sent bon le téléfilm de première partie de soirée. Plus efficace qu’un flacon entier de Lexomil, ces lectures sont devenues au fil du temps, une sorte de pèlerinage vers un plaisir adolescent qu’il peine à retrouver.

Ravages collatéraux

C’est donc sans entrain particulier qu’il aurait pu se lancer dans la lecture de la dernière enquête de poche du commissaire Wallander. Sauf que dans ce cas précis, les souvenirs n’étaient pas délavés, loin s’en faut. Car de Wallander, Zito, s’il n’avait encore rien lu, avait vu. Et ce qu’il avait vu lui était resté dans la rétine comme ce qu’il s’était fait de meilleur dans le monde de la série policière. En effet, les aventures du commissaire Wallander, incarné par l’époustouflant Kenneth Branagh, avaient réussi là où tous ces congénères se ramassaient lamentablement la binette : nous déstabiliser avec un personnage principal aussi crédible qu’attachant, dont la déchéance physique et mentale prenait au fil des rares épisodes le pas sur l’intérêt même des enquêtes criminelles.

Abîmé par la solitude, miné par le diabète, ravagé par son passé, Wallander/Branagh manque de s’effondrer à chaque scène, comme un funambule bourré au bord du précipice. Une interprétation sans filet qui trouvait au petit écran, et c’est assez rare pour être signalé, quelque chose qui ressemblait bien au rôle de sa vie. Bouffie, le regard flou, oppressé, il nous donnait sans cesse l’impression que son cœur était sur le point de lâcher. Que survivre était proprement insoutenable. Bref, il incarnait à lui seul la dépression, et ses ravages collatéraux.

Main lourde et secrets capillotractés

Bonne nouvelle dès les premières pages avalées : Kurt Wallander ne perd rien de son épaisseur sous la plume classique de Mankell. Même ruminations moroses, auto-apitoiement, associé à une persévérance aussi étonnante que nihiliste. Le vieil inspecteur ne croit plus en rien et n’attend pas grand chose de l’existence. Autour de lui, le monde qui gravite à vitesse grand V dans un délire de violence incompréhensible, lui échappe irrémédiablement. Pire, il semble bien qu’Alzheimer le guette. Tour à tour il omet d’éteindre le gaz, égare son arme de service, sombre dans la confusion alors qu’il vit en ermite dans la campagne d’Ystad, avec le seul Jussi comme compagnon d’infortune. Et l’enquête me direz vous ? Et bien après des débuts plutôt confus, un prologue poussif sur fond de sous marins russes, de diplomatie internationale et de guerre froide, elle finit par trouver son rythme de croisière en se mêlant à la vie intime de Wallander.

Comme chez ses confrères suédois, Mankell à la main lourde et le secret capillotracté. Le mystère est épaissi au fil des pages par des découvertes qui sonnent comme autant de fausses pistes souvent lourdingues. Mais ici, cela n’agace pas, tant la confusion de l’enquête fusionne avec celle de l’enquêteur. Vie personnelle, professionnelle, toutes les lignes s’effacent, et l’on comprend que rien ne sera jamais facile pour Wallander. Brassant flashs back douloureux, amours perdus et rencontres tardives, l’inspecteur s’enlise dans son histoire d’espions sortie du fond des âges comme ces volatiles pris dans la mélasse d’une marée noire. Englué jusqu’aux yeux, chaque gesticulation le rapproche toujours plus de sa fin inéluctable, avec laquelle il semble mener un tango macabre. Follement attiré par sa propre déchéance, mais terrifié dans le même mouvement par ce naufrage qu’est la vieillesse, Wallander souffre son enquête plus qu’il ne la mène. Entre malaise et nostalgie, l’inspecteur semble crever sur pied. Et c’est ce suspense là, qui nous fait retenir notre souffle : cette sensation chevillée au corps que cette fois, il pourrait bien ne pas arriver au bout…

En bref : Loin de la froideur technoïde de Millenium, et de ces artifices scénaristiques pour le moins foireux, Henning Mankell déploie son roman avec une humanité rare. Brisé, plus réaliste que jamais, Kurt Wallander pourrait parfaitement se passer d’enquête tant les enjeux sont ailleurs. Abîmé par la vie, anti-héros par excellence, rien ne lui sourit plus : et pour cause, il a baissé la garde et ne semble plus capable que de prendre des coups sans en donner. Chaque pas, chaque rencontre, chaque aventure porte en elle le germe de sa fin imminente. Car de Wallander, il ne reste déjà presque rien. Ses proches tombent malade, meurent parfois, ses amis sont à la retraite ou au cimetière, et son horizon se recroqueville tellement qu’il se prend à penser qu’il va finir comme son père, seul et misanthrope. C’est l’épuisement d’un homme dont parle l’homme inquiet, soutenu par une écriture racée qui dépeint l’état mélancolique comme Zito ne l’avait rarement lu dans un genre trop souvent bouffon et mécanique. Une bonne surprise.

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