vendredi 27 avril 2012

Documentaire : La vie moderne


Réalisateur : Raymond Depardon

Année : 2008

La vie moderne. Dans une période de trouble politique, d’hystérie médiatique, de peur économique et d’abrutissement citoyen, alors qu’entre cynisme et imbécilité le cœur des hommes balance, quoi de mieux que de se sortir un instant la tête du guidon. Arrêter d’être aspiré par les buzz les plus désolants, les sujets à la portée périmée avant même leur arrivée. Quand le mur d’informations se fait si bruyant qu’on arrive plus à voir au-delà, à penser par soi même. Que l’on ressent viscéralement un ras le bol à l’égard des sondages miteux, des journalistes véreux, de ce choc permanent qui nous enferme en nous même, nous rend le monde hostile, ruine toute espérance pour nous laisser exsangue. Quand la tête bourdonne et que l’on est pris de nausée à la seule idée que demain sera pareil à aujourd’hui, quoi de mieux que déposer les armes, un instant. Refuser ce flux hystérique d’images, de sons et de cataclysme artificiels, ce tunnel de débilité émaillé de slogans publicitaires. Bref, quoi de mieux que de couper son portable, éteindre son ordinateur, neutraliser sa sonnette d‘entrée, et s’installer tranquillement devant La Vie Moderne

Peignes culs gavés de Chocopop : Zito s’égare…

Car le documentaire de Depardon, même si ce n’est pas son but premier, fait l’effet d’une séance de yoga particulièrement efficace. Immédiatement, toute la furie qui nous emportait dans son sillage retrouve sa juste place. Proche d’une certaine forme de vérité primitive. Vérité qui berçait le cœur des hommes il n’y a pas encore si longtemps. Avec ses codes, sa folie, ses erreurs, mais surtout son authenticité. Et n’allez pas commencer à pleurer votre misère. Crier que Frank Zito est un passéiste, qu’il voudrait que l’on retourne à la campagne, bêcher son lopin de terre et redevenir un peuple de cul-terreux. Loin de lui cette idée. Non, car de cul-terreux, dans La vie moderne, nous n’en verrons pas, tandis qu’autour de nous, et parfois même dans nos propres âmes, nous sommes tellement éloignés de tout, que nous ne ressemblons plus à rien. Peignes-culs gavés de Chocopop. Traine-savates en admiration devant les idoles qu’elles méritent. Manges-merdes prêts à tout avaler, pourvu que ce soit assez gros. Bon, il s’égare sévère Frank… vire incompréhensible même. Alors reprenons, si tant est qu’il ne coupe pas tout ça au montage.

Depardon, de retour sur des terres qu’il connait bien, tourne sa caméra à contre courant de toute mode et creuse une nouveau sillon de la vie des campagnes. De ce mode d’existence en voie de disparition. Tellement éloigné de nos critères visuels qu’on croirait qu’il n’existe déjà plus. Et pourtant, en posant son trépied dans les cuisines de cet incroyable panel rural motivé par des désirs bien éloignés du monde consumériste qui nous avale un peu plus chaque jour, Depardon nous rappelle que ces dinosaures ne sont pas encore morts. Et alors que leur existence ne tient qu’à un fil, les Marcelle Bres et Marcel Privat rechignent à être domptés par la caméra aimable du réalisateur, à se poser en victime. Ce rôle connu, ils ne l’ont jamais endossé, avançant au rythme des saisons, la tête en arrière. Mais Depardon a du métier. Il sait y faire. Il est du cru. Aussi finissent-ils par se livrer presque à leur insu, dans des séquences aussi touchantes que rares.

Vieux chats aux alliances qu’on imagine éternelles

D’une maison l’autre, d’une vie l’autre, le documentariste trace une route anachronique comme ses anthropologues qui toucheraient du doigt un peuple indigène méconnu. Levis Strauss d’une France oubliée. Techniquement brillant, il emprunte des chemins de traverse entre chaque rendez-vous, pour souligner l’enclavement de ses paysans. Lentement, se dessine une réalité qui s’efface de son vivant. On entend les pas crisser dans la neige, le chant du coq au loin, les lames frapper le bois. Les silences se font plus nombreux que les discours. Hors du temps, et pourtant parsemée d’horloges, de pendules, de carillons, La vie moderne infuse un minimalisme quasi animal. Celui de vies réglées au diapason des caprices de la nature. Une vie qui a du sens avant tout.

Habitués à aller à l’essentiel, ces témoins d’un monde qui s’efface trépignent d’impatience de retourner à leur existence. S’occuper des bêtes, des terres et de dieu sait quoi. Quand ils restent, c’est en se tenant nerveusement les mains pour répondre à des question qu’ils ne se sont jamais posés. Ils ressemblent à de vieux chats que l’on dérange, l’esprit ailleurs, pris dans des alliances que l’on imagine éternelles. Tous sont habités par la conviction que leurs anciens valaient mieux qu’eux, quand nous sommes englués dans un délire de jeunisme abétifiant. Comment comprendre ? Leurs silences à peine soutenus par d’admirables moment de classique -L’Elegia de Gabriel Fauré- La vie Moderne fait exploser nos évidences, fascine en fixant durablement dans nos esprits ces visages marqués par la dureté du labeur et une volonté puissante. Celle donnée par les certitudes. Celle là même qui se dérobe sous nos pieds.

En bref : Sans faire dans le passéisme, ni nous raconter que la vie c’était mieux quand c’était rural, Depardon nous offre une tranche de vie déchirante. Celle d’hommes et de femmes plus représentés nulle part. Si peu qu’on pourrait les oublier. Ils vivent dans les zones les plus enclavées du territoire, isolés en Ardèche, Corrèze, Haute Loire, autant de lieux désertés par l’image. Depardon, avec délicatesse, arrive à percer ces intimités pudiques pour mieux nous raconter la fin d’une époque par l’exemple. Celui d’un monde attaché à sa terre, à sa géographie, à son arbre généalogique et à ses bêtes, celui d’un monde délaissé par la finance, les médias, les spectateurs. D’un monde qui n’a rien d’excitant, qui ne court pas après l’air du temps mais enfonce obstinément ses racines dans un espace qui se désertifie irrémédiablement. Dans un silence de cathédrale, Depardon capte les regards gênés et la pudeur extrême de ses oiseaux qui semblent vouloir se cacher pour mourir. Magique.


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