vendredi 6 avril 2012

Bulle : Maus


Auteur : Art Spiegelman

Maus. Le jeune Arty pleure à chaudes larmes. Ses amis l’ont laissé tomber après qu’il ait lamentablement chuté à rollers. Son père, qui le questionne sur les raisons de ce chagrin, arrête séance tenante la coupe qu’il effectuait à la scie pour s’étonner avec gravité : "Des amis ? Tes amis ? Enfermez vous tous une semaine dans une seule pièce sans rien à manger… alors tu verras ce que c’est les amis!…"

C’est à partir de ce souvenir d’enfance qu’Art Spiegelman introduit l‘histoire de MAUS, témoignage d’un rescapé d’Auschwitz qui, au crépuscule de sa vie, et sans forcément en éprouver le désir, va transmettre à son fils son expérience des camps de la mort. Une première en bande dessinée, même si MAUS, et c’est-ce qui en fait le monument incontournable qu’il est, arrive à ne pas se résumer uniquement à la Shoa, le dessinateur en profitant pour nous offrir une tranche de vie d’une valeur tout aussi précieuse que les évènements qu’il raconte.

Et d’abord en s’appuyant sur un artifice qui a fait sa célébrité. Dans MAUS, comme dans Mickey Mouse, les personnages sont représentés par d’inoffensifs animaux. Ici, les juifs sont des souris, les allemands des chats, les polonais des porcs et les français des grenouilles. Si ce n’est que l’effet, au lieu d’être édulcoré comme chez Disney, est inversé par l’horreur du sujet traité. On observe donc la souris Vladeck raconter à son fils Auschwitz à la première personne, mais aussi se pencher sur sa vie passée, depuis ses premiers amours et ses ambitions passées jusqu’à son amertume et ses certitudes forgées par cette expérience hors du commun. Prenant ancrage dans un récit de jeunesse de toute beauté et des épisodes de conversations intimes proprement étourdissantes, Spiegelman, avec son noir et blanc tranchant, son trait épais et sa technique si touchante frappe au cœur et nous bouleverse bien au-delà de l’évidence de l’enfer des camps.

Car loin d’être scolaire, le récit de Vladeck s’écoule sans pathos, mené par ce père vieillissant avec qui il est si compliqué de communiquer et qui, s’il n’a rien oublié, déballe sa vie avec une apparente désinvolture, avance dans sa légende avec la pudeur de ceux qui n’osant se raconter, livrent tout jusqu’au moindre détail. Le dessinateur emboîte d’ailleurs son pas avec courage en se mettant lui aussi à nu. Il livre avec cet ouvrage un témoignage touchant sur l’éternelle complexité des relations père/fils et délivre des anecdotes qui donnent une épaisseur singulière à MAUS. Il n’y a qu’à voir ce moment où, trouvant qu’Arty a une veste râpée, Vladeck la fout à la poubelle pour lui donner un de ses coupe-vent flambant neuf alors que son fils a trente ans…

Personnage hors du commun, survivant de l’impossible, pris dans une course éperdue avec les chambres à gaz comme épée de Damoclès, Vladeck est tout autant ce vieil homme inconsolable du suicide de sa femme, son Anja bien aimée -Arty insérant dans MAUS son « prisonnier sur la planète enfer », récit déchirant de sa propre réaction à la mort de sa mère- que cet impayable radin qui laisse le gaz allumé parce qu’il est compris dans le loyer afin de ne pas gaspiller ses allumettes. Et Spiegelman de nous donner le coup de grâce dans une seconde partie mortifère, dévorée par les idées noires et la mort, même s’il arrive toujours à nous rappeler au détour d’une case que le bonheur peut se cacher dans un morceau de pain déniché alors que l’on crevait de faim. Que l’amour est-ce qu’il y a de plus beau. Et aussi que la vie s’accroche. Toujours.

En bref : Rarement prix Pullizer n’aura été aussi mérité que celui attribué à MAUS, l’intemporelle bande dessinée d’Art Spiegelman qui a réussi à traiter l’Holocauste par le biais de son père, un vieil homme capricieux et avare, d’une beauté irradiante, que l’on meurt d’envie de prendre dans ses bras pour le remercier de nous avoir offert ce témoignage. Comme l’écrit si bien Umberto Eco, « Maus est un livre que l’on ne referme pas, même pour dormir. Lorsque deux des souris parlent d’amour, on est ému, lorsqu’elles souffrent, on pleure. ». Un indiscutable chef d’œuvre.

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