Une forme de vie.
Difficile d’entrer dans une librairie pour y acheter le dernier Nothomb quand tous les ans elle y va de son roman court, l’envie manque d’y retourner, malgré des premiers livres sympathiques qui ne nous avaient laissé que de bons souvenirs. Il y a chez elle un aspect qui retient l’achat (de Frank Zito uniquement, car en terme de ventes, il n’y a aucune retenue chez son lectorat fidèle) c’est le grand écart entre la légèreté de son œuvre, son succès populaire et la médiatisation un peu ridicule de l’auteure chapeautée. Bref, si le hasard, prenant la forme d’une douce amie, ne nous l’avait pas mis entre les mains, nul doute qu’Une forme de vie serait restée éternellement en dehors de notre champ de vision.
Ce qui accroche vraiment l’œil, c’est ce plaisir qu’elle prend à détailler par le menu l’obésité de son correspondant, une jubilation dans le détail et l’image qui rappellerait presque celui que Frédéric Dard prenait à dépeindre le physique difforme de son Bérurier. La plume est cruelle, montrant un être à peine humain tant il est énorme, qui se bâfre pour enfler toujours plus, histoire d’emmerder l’administration, dans un geste de révolte contre une guerre injuste et sanglante. La bouffe y est décrite comme une drogue nocive et addictive qui poussse Melvin dans un élan amoureux proche de la folie à appeler sa panse "Shérazade", sa bedaine devenant la seule personne qui le comprenne, qui partage son intimité de façon concrète. Bref, le roman est fou, enlevé, méchant et vivifiant. Il prouve que la vieille en a encore sous la plume, et du saignant.
Mieux même, quand elle se met en scène en écrivain épistolaire gonflée d’orgueil, avec qui les lecteurs correspondent parce qu’elle a la réputation de répondre à ses courriers. Dans un mouvement, là encore délicieusement cruel, elle décrypte les us et coutumes de ses correspondants habituels, profite de l’occasion pour leur rappeler que les plus longues missives ne sont pas forcément les meilleures, et surtout qu’elle ne leur doit rien. Méchante comme une teigne, elle se montre sous le jour assez réaliste, sans fard, très proche du personnage qu’elle vend si bien aux média, celui d’une vieille fille un peu aigrie, inadaptée à la vie réelle, et claquemurée dans un monde livresque qu’elle contrôle comme une gérante de petit casino. Sa relation épistolaire semblant aussi enrichissante que l’encaissement toute une journée durant de produits alimentaires de première nécessité. Mais si la recette est bonne elle garde, comme la gérante précitée, un certain ressentiment à l’égard de ses clients qui ne lui apportent au final rien de plus que leurs chèques et les sollicitations qui vont avec.
L’auteure se pare alors d’une ultime pirouette qui prouve, s’il en était besoin, qu’elle est parfaitement consciente des travers qu’elle décrit. D’un peu creux, son ouvrage prend une tournure passionnante quand elle finit, par un jeu de miroir subtil, par se reconnaître dans cet obèse inadapté. Dès lors il suffit de retourner le livre, de remplacer la nourriture par ce courrier étouffant et bourratif qu'elle ingurgite à longueur de journée, et voir le monstre de foire qu’elle est devenue, pour comprendre que ce roman ne parle que d’elle, et qu’en fait d’échange de missive il s’agit d’une communication en vase clos qui ne peut mener qu’à la folie ou à la sécheresse de l’âme. Dans le cas d’Amélie Nothomb, il semblerait bien qu’elle soit atteinte des deux. Magnifique !
En bref : Roman étrange, tombé par hasard entre les mains de Frank Zito, il le regrette d’autant moins qu’il s’agit d’une expérience d’auto flagellation, plus ou moins consciente, parfaitement hallucinante de l’auteure star. Enfermée dans une image qu’elle a construite de toute pièce, qui se floute sur la pochette anxiogène de son roman, Amélie Nothomb semble ne plus savoir comment faire pour se sortir de l’œuvre qu’elle est elle-même devenue. Tout comme son correspondant, elle oscille en permanence entre l’orgueil d’être devenue une figure démesurée de la littérature, un phénomène de foire, et le regret de sa minceur passée. Mais que ses admirateurs n’aient pas peur, aussi addictive aux lettres que Melvin Mapple à la graisse, elle sait bien qu’à moins d’être stoppée de force, elle restera jusqu’au bout cette boursouflure littéraire, savourant à l’avance les applaudissements qu’on lui réserve, quand bien même ils seraient d’aussi mauvaise qualité que la bouffe industrielle ingurgitée gloutonnement par son alter égo. Monstrueux.