De : Florence Aubenas
Quai de Ouistreham
L’histoire est connue de tous : Florence Aubenas,
journaliste qu’on ne présente plus, avait disparu de la circulation durant
plusieurs mois, laissant entendre à ses proches qu’elle se trouvait au Maroc
alors qu’elle s’était exilée en Basse Normandie. A peine grimée, des cheveux
blondis, une paire de lunettes peu saillante, elle s’invente un passé de femme
au foyer foutue à la porte à 48 ans par son époux, qui se voit obligée du jour
au lendemain de trouver du boulot. Armée d’un seul CV plus troué qu’un gruyère
suisse et moins excitant qu’un balai vapeur en solde sur M6 boutique. Bref, elle
a décidé de mettre les mains dans le cambouis, de découvrir ce que la crise
voulait dire chez les "vrais" gens, ceux que son milieu journalistique avait
peut-être fini par ne plus côtoyer, et pire, ne plus comprendre.
Autant dire que Libération en fut tout ému, tout comme Le Nouvel Observateur
et Le Monde. Comme Günter
Wallraff en son temps, qui dénonçait en se faisant passer pour un Turc, les
outrances subies par les immigrés dans l’Allemagne des années 80, Florence
Aubenas tente donc de décrire l’enfer vécu par des femmes parfaitement
intégrées, mais tout simplement sous diplômées ou accidentées de la vie. Les
nouveaux travailleurs pauvres. Les laissés pour compte. Seulement, prise de
vertige devant la révélation qui s’ouvre à elle, où plutôt dominée par la
volonté de raconter quelque chose de spectaculaire, elle va aller loin dans la
description misérabiliste du monde du travail précaire. Très loin
même.
Quand le Nord de Dumont semble une rigolade
Oubliez le Nord Pas
de Calais de Bruno Dumont, c’est de la
gnognotte à côté du Quai de Ouistreham. Le vingt et unième siècle est, sous la
plume d’Aubenas, plus cruel que le 19ème chez Dickens. On la suit
errant avec un enthousiasme forcé de file d’attente à pôle emploi, en entretiens
d’embauches particulièrement puants. Tout est dur, tout est aspérité, tout est
dégradation dans cette vie au bord du précipice, où le Saint Graal absolu, qui
clôturera son expérience, est l’obtention d’un CDI, quel qu’il soit, même à
temps partiel. Car plus personne ne croit au CDI à temps complet dans ce monde
dégradé et dégradant. Il n’existe plus, nous écrit Florence Aubenas. Et c’est là
que le bas se met à sérieusement blesser.
A l’image des émissions télé les plus vulgaires, du style Delarue et consort,
la journaliste ne résiste pas à appuyer sur le pathos. Son expérience, c’est
Voyage au bout de la nuit. Les patrons sont ignobles, des pères
fouettards unilatéralement aveugles devant les souffrances infligés à leurs
employés. Le travail éreintant au point que deux heures de ménage vous laissent
totalement engourdis, nauséeux, au bord de la perte conscience. Les scènes
tellement exagérées qu’on croirait Rosetta
revu et corrigé par Daniel Pennac. La populace qu’elle veut défendre, et que
Frank Zito côtoie tous les jours, apparaît bête, ignorante, abrutie, enlaidie
même à une exception près. Tous les échanges qu’elle retranscrit sonnent comme
un bêtisier, c’est le petit trou de la lorgnette, avec ses stages bidons, ses
anecdotes grossières, sa fraternité pouilleuse.
Florence Aubenas est armée de bonnes intentions. Evidement, elle ne ment pas.
Aucun doute qu’elle ait vécu tout ce qui est retranscrit dans son Quai.
Mais sa façon de voir les choses, son tri sélectif, donne à l’ensemble une
unilatérale odeur de poubelle avarié, une noirceur que rien ne peut égayer, tant
les "bons moments" et la camaraderie de ses pauvres âmes sont noyés dans un
excès de sordide permanant. Un seul exemple pour mieux comprendre : ces deux
amis qui se croisent dans une casse située au bout d'une route à peine beurrée
de bitume. "Ah, Tony, dit l’un, je ne t’avais pas reconnu, t’as changé de
coiffure?" "Non, répond l’autre en crachant un dentier dans ses mains, c’est
parce que j’avais mis mes dents pour sortir."
En bref : Sûr que la précarité et la crise ont durci la vie
du monde du travail. Les coups de triques du pouvoir se font toujours plus
brutaux, les droits reculent. La stratégie du choc est à l’œuvre. Hélas, le
voyage de Florence Aubenas au Quai de Ouistreham, loin d’en être le
témoignage attendu, sombre dans un misérabilisme abominable, qu’accentue un
style littéraire très soigné qui donne un caractère terriblement romancé à des
histoires qui n’en demandaient pas tant. Pétri de bonnes intentions, il manque
finalement de beaucoup sa cible en offrant une vision parcellaire et déformée
d’une réalité qui n’avait pas besoin de tant de maquillage pour exister.
Raté.
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