mardi 17 juillet 2012

Bulle : Torpédo


Scénario : Enrique Sanchez Abuli

Dessins : Jordi Bernet (tomes 2 à 15), Alex Toth (tome 1)

Torpedo, le tueur à gage imaginé par Abuli au début des années quatre-vingts exécutait sa basse besogne dans le New York malfamé des années trente. Une intégrale en forme de pavé nous permet aujourd’hui de s’enfiler les quinze volumes dans la glotte sans prendre le temps de faire une pause pipi. Vingt cinq ans passés à dessouder n’importe qui pour quelques dollars vite perdus dans les bras d’entraineuses de passage qui finissent toujours par lui chier dans les brailles. Chienne de vie…

Car Torpedo ne rigole pas. Du moins dans les premières années, sèches, qui claquent comme des balles de kalachnikov. Dialogues virils coupés au cordeau, action énergique, ironie de tous les instants, le monde de notre tueur à gage n’est qu’adrénaline. Tête brûlée à son compte, travaillant tantôt pour le milieu, tantôt pour des particuliers, Torpedo se distingue par une rancune tenace héritée de sa Sicile natale, alliée à une absence totale de remords. Tuer est son métier, et il le fait avec autant de détachement qu’un boulanger pétrit sa pate à pain. Articulé autour de courtes nouvelles n’excédant que rarement les dix pages, on dévore ses chroniques sèches à la morale douteuse avec le même plaisir coupable qu’un bon San Antonio.

Car comme Frédéric Dard, l’Espagnol Abuli joue avec des images d’Épinal, ici la pègre new yorkaise ou la mafia sicilienne, pour finir par nous dépeindre des personnages plus vrais que nature. Dans cet univers noir, on tangue de traitrises en contrats sans temps mort, si ce n’est l’occasion d’une punschline de mauvais goût dont Torpedo a le secret. Pourri par une jeunesse particulièrement dure, que l’on retrace à coup de flash back dantesques, Torpedo est le genre d’homme pour qui les règles sont écrites pour être violées. Et pas que les règles d’ailleurs. Car les femmes, succession ininterrompue de pin-up et de babydoll, caractérisées par une libido n’attendant qu’à être honorée, se trouvent le plus souvent sur la route de notre anti-héros, toujours prêtes à être troussées.

Après une entame ultra violente, austère et cruelle, Torpedo, au fil des années, perd un peu de cette dureté premier degré pour suivre justement le chemin emprunté par San Antonio, celui des enquêtes custom qui virent le plus souvent partouze. Et même s’il ne sourit que quand on lui arrache les dents, Torpedo s’humanise au contact d’un Rascal prenant la place d’un Bérurier ricain, le gravosse looser servant de contre champs humoristique de plus en plus apparent, quand l’ancien cireur de godasse sicilien aura fini par épuiser son histoire et n’existera plus que pour radoter ses mésaventures caricaturales, déroulant son Amérique viciée dans une variété de situations que l’on imaginait inépuisable mais qui, comme Rascal, finissent par lasser. Il n’empêche qu’on prend plaisir jusqu’à la dernière case à traverser ces clubs de boxe de quartier, ces stades de base ball et ces courses hippiques infestés de fraudeurs, de pénétrer cet univers crapoteux qui ne brille que la nuit, sous les sunlight d’une piste de danse ou les projecteurs d’un combat truqué organisé par la mafia.

En bref : Culs bénis s’abstenir. Une intégrale potelée qui permet de goûter aux aventures du tueur à gage le plus corrompu, dépravé et amoral de sa génération. Justifié à grand coups de flash back pathétiques sur une vie de misère, avec la violence comme seul horizon, on en aime d’autant plus Torpedo car si la vie ne lui a pas fait de cadeaux, il le lui rend bien. Alors même si l’intégrale s’essouffle en cours de route, elle reste à chaque page parcourue un pur moment de rock’n’roll, mal pensante et obscène. A boire cul sec, on the rocks, et surtout sans modération…

dimanche 15 juillet 2012

We are 4 lions

Réalisateur : Chris Morris

Avec : Riz Ahmed, Arsher Ali, Nigel Lindsay

Année :  2010

We are 4 lions.
Omar, Hassan, Barry et Fessal sont les seuls membres d’une section djihadiste domiciliée dans la banlieue populaire de Londres. A cours d’idées pour se faire reconnaître, ils décident de préparer un attentat suicide spectaculaire qui installera leur organisation au premier plan. Mais ont-ils les épaules assez larges pour mettre en œuvre une opération aussi ambitieuse ?

Basé sur un scénario écrit par Sam Bain et Jesse Armstrong, deux auteurs qui ont travaillé pour Sacha Baron Cohen, We Are Four Lions est certainement le projet le plus gonflé qu’il nous ait été donné de voir ces dernières années. Voyez plutôt le numéro d’équilibriste : faire rire en traitant du terrorisme musulman sans pour autant stigmatiser une communauté bien souvent réduite à sa branche radicale. Grand écart qu’effectue avec la souplesse d’un Jean-Claude Van Damme version Full Contact le réalisateur Chris Morris. Mais avait-il seulement le choix ?

Car loin d’y aller avec la crotte au cul, le film pousse son sujet dans ses derniers retranchements, pour nous offrir un grosse tranche de rire assortie d’une réflexion sur les dérives du fondamentalisme djihadiste. Et pour se faire, il devait être incarné par un casting quatre étoiles, de celui qui ne fait pas douter un instant de la véracité de protagonistes aussi loufoques que pathétiques. Une réussite tant on se prend immédiatement d’affection pour ces pieds nickelés du terrorisme, qui s’humilient dans des camps d’entrainement au Pakistan, mangent leurs cartes SIM pour ne pas être géolocalisés, tournent des vidéos de revendications type bêtisier d’Al Qaïda, forment des corbeaux kamikazes ou communiquent avec des pingouins sur une plateforme de jeu pour enfants.


Extrêmement subtil, le film démonte avec brio toute la dialectique islamiste radicale. On y voit les ambitions personnelles prendre le pas sur le bien général tout en comprenant que les barbus les plus visibles ne sont pas forcément ceux qui passent à l’acte. Ridiculisé, le djihadisme apparaît comme vide de sens, les plans machiavéliques de nos Four Lions ne servant plus qu’une cause, la leur, quand ils ne passent pas des heures à débattre autour d’interprétations toute personnelle des textes, exégèses grotesques des desseins d’un Dieu que l’on imagine consterné par ces détournements sémantiques. L’ultime coup de génie du film se nichant dans la mise en scène de la famille d’Omar, dont tout laisse à penser qu’elle est aussi intégrée qu’équilibrée, mais qui est minée de l’intérieur par un fanatisme illuminé d’autant plus effrayant qu’il est totalement invisible.

En bref : We Are Four Lions, s’il aurait pu n’être qu’une pochade, une grosse farce au goût douteux utilisant l’argument islamiste pour faire le buzz, s’avère une des comédies les plus fine de ces dernières années. Traitant d’un sujet inabordable, elle se tire haut la main de tous les pièges tendus pour dérouler une histoire drôle et touchante qui arrive à faire rire (jaune) tant les fanatiques qu’elle met en scène sont sincères et humains. A force de Campings et de Ch’tis, on en avait oublié que le rire pouvait aussi éclairer des phénomènes de société complexes, plus intelligemment même que bien des journaux télé. Précieux.


mardi 10 juillet 2012

les mystères de Lisbonne


Réalisateur : Raoul Ruiz

Avec : Adriano Luz, Maria Joao Bastos, Ricardo Pereira

Année : 2010

  Les mystères de Lisbonne.
  Ainsi donc rien n’arrête Raoul Ruiz qui, du haut de son siècle passé, joue la carte du cinéma hors catégorie, avec ce format monstre, hybride entre le feuilleton télévisé et le long métrage. Une gageure d’une durée de plus de quatre heures rarement vue au cinéma, et une seule fois par Frank Zito, à l’occasion de la diffusion d’Autant en emporte le vent, alors qu’il était en classe verte à la Bourboule. Vous dire s’il pensait avoir plus de chance d’assister à nouveau à une éclipse totale de la lune que de revivre un jour l’expérience d’un entracte chocolat-glace-praliné dans les salles obscures, à une époque où ces dernières sont le plus souvent obsédées par le profit immédiat, et dont on imagine le bonheur de perdre une séance sur deux pour passer l’encombrant métrage d’un grabataire portugais. 

  Et pourtant nombreuses sont celles à avoir tenté leur chance, avec à la clé un joli succès d’estime. Et le moins que l’on puisse écrire est qu’il est justifié. Raoul Ruiz nous conte les méditations (stériles ?) sur la vie énigmatique de Joao, un jeune orphelin qui voit sa mère se manifester à son chevet, un soir qu’il a été brutalement violenté par un camarade. La photographie, sublime, se pose comme un écrin parfait à cet univers très littéraire, proche du théâtre, que la réalisation du cinéaste, d’un classicisme gracieux, fini par déconnecter totalement du cinéma contemporain. Hors du temps, la première chose qui prend le spectateur est donc cette maîtrise formelle d’une élégance raffinée, antithèse d’une mise en scène tape à l’œil ou absente. Raoul Ruiz est un auteur de cinéma, et son savoir faire crève l’écran sans besoin de 3D superfétatoire.

  Ce qui ne l’empêche pas de tenter des effets de mise en scène saisissants, comme ces tableaux qui prennent vie, ou ces flottements qui sont autant de glissements de conscience qui ondoient et nous font perdre pied. Rares, ils font à chaque fois mouche, même si la force de l’histoire se suffit à elle-même, et n’a pas besoin d’artifice. L’œuvre reste celle d’un esprit vif, malicieux, qui combine son audace narrative avec son entrelacs d’histoires éblouissant, mélange les éléments fantastiques et historiques, joue du trompe l’œil, quand il ne prête pas à ses protagonistes des intentions fausses ou erronées qui nous perdent plus encore dans ce tourbillon d’émotions pures. Démiurge de son petit théâtre de poche, il dépose les confidences une à une, avec la patience du joueur d’échec qui avance inexorablement ses pièces vers une victoire certaine.


Mais si la première partie est celle de la féerie, de la magie pure et de l’inconscience bravache de l’enfance, la seconde vire immédiatement mortifère. Dominé par le Père Diniez, qui finit par devenir l’incarnation même du film, avec ses mille visages, ses contradictions et sa personnalité changeante, la mort ne cesse de s’inviter au banquet. Sous la forme d’anamorphoses sophistiquées, où dans la bouche même de personnages qui, dans l’enfer du monde, finissent par trouver dans l’idée de mort une bénédiction. Les fils du destin sont ténus, et on est obligé d’y voir un rapport avec l’état d’un réalisateur qui, malade, ne fut jamais assuré de pouvoir survivre à son tournage. Dès lors tout est malédiction, l’amour même est piégé, la vie est si cruelle que l’on préfère en sortir, pour s’enfermer dans un couvent. Mais s’il est hanté par des fantômes qui, inexorablement, rattrapent Joao, Les mystères de Lisbonne ne sentent jamais la poussière, animés qu’ils sont par l’incroyable vitalité de leur créateur.

En bref : Malgré une seconde partie moins éblouissante que la première, à moins que ce ne soit la durée hors norme du métrage qui abime la capacité d’émerveillement, Raoul Ruiz signe, avec son trente-huitième film, une œuvre singulière et foisonnante, où les murs ont des oreilles et les secrets d’un placard une histoire à raconter. Tourment, coïncidences, émois, révélations, vanité et ambivalence se font écho au cours d’un récit aux entrées multiples, hanté par la mort, mais dans le même temps étrangement habité par un souffle de vie presque infantile. Envoûtant.