Auteur : Emmanuel Carrère
Emmanuel
Carrère s’est longuement expliqué sur les raisons qui l’ont poussé à se
lancer dans cette biographie d’Edvar Limonov, insaisissable personnage qui s’est
trouvé sur un étonnant nombre de points chauds de l’histoire récente. Homme aux
mille facettes, on le croise tour à tour poète adulé, guérilléro rouge-brun,
écrivain à succès, valet de chambre chez un milliardaire, prisonnier dans un
camp de la Volga, chef de gang spartiate opposé au régime de Poutine. Du velours
pour un roman, vous direz-vous, mais pour Carrère rien n’a été simple, jamais,
car Limonov ne se pose
pas comme une évidence, comme ce personnage mythique que l’écrivain parisien
aurait aimé croquer par sympathie, et que le dissident russe a mis toute son
existence à façonner. Non. Loin s’en faut. Limonov n’est pas homme à nourrir une
biographie officielle, et cela tombe bien, Emmanuel Carrère n’était pas du genre
à l’écrire.
C’est pourtant ce qu’il essaie tout de même de nous faire croire en
s’attaquant à l’énigme Limonov. Il faut dire que l’homme est sulfureux. Il étale
une sexualité libérée et hors norme, écrit des livres déjantés, et pour beaucoup
autobiographiques comme Le poète russe préfère les grands nègres. Joue
de la Kalachnikov en Serbie. Fleurte dangereusement avec le terrorisme et finit
enfermé pour avoir tenté un coup d’Etat au Kazakhstan. Ses femmes sont belles ou
folles, sinon les deux à la fois. Elles meurent à l’asile ou par overdose. Et
pour ce qui est de la subvention, à l'image des scouts il est toujours prêt.
Dans tous les mauvais coups, de toutes les parties pourries, de tous les combats
perdus d’avance, Limonov, intense, brûle de par sa vie toutes les pages du roman
de Carrère. Voilà pour l’aspect le plus évident, celui qui décrit un homme
infréquentable qui a traversé l’histoire et les continents de part en part.
Voilà ce qu’aurait pu être Limonov.
Mais Carrère est un écrivain de l’intime, qui sait mêler avec sensibilité
grande et petite histoire. Et pour la petite, il a connu Limonov, qui, après
être devenu infréquentable, se souviendra parfaitement de cet écrivain français
croisé au début des années 80, quand lui se trouvait aux côté d’Edern Hallier, à
rédiger des articles destructeurs pour l’Idiot international. Depuis ce
point de rencontre, Carrère déroule le fil de la vie de Limonov
chronologiquement, mais embrasse ce destin atypique pour l’enrichir en creux de
sa propre biographie. Face à la brutalité et la sècheresse de l’existence de
Limonov, Carrère se pose en bobo bien né, se met en scène en retrait, s’affuble
d’une relative faiblesse de caractère qu’il dit héritée de son milieu, quand la
pauvreté, la misère et la violence ont forgé le caractère du jeune Limonov en
acier trempé. Le regard que lui porte l’auteur oscille entre fascination et
déception, toujours touché par le romantisme fou que dégage, sur le papier,
cette existence qui brûle comme un feu de paille. Le confort de ses intérieurs
cosy heurtent la vérité des logements ascétiques de la star Limonov, qui vit
comme un clandestin alors qu’il fait les choux gras de la presse people russe.
La vie rangée de l’un met en orbite la folle aventure que représente celle de
l’autre.
C’est pourtant de ce rapprochement improbable que jaillit la force du roman.
Car la vie D’Emmanuel Carrère est intimement liée à la Russie. Fils d’une
historienne de renom, il refait au fil des page le match d’une série de tableaux
que l’on croyait figés par l’Histoire. En suivant Limonov partout, il nous
raconte la chute de l’URSS et la fierté du souvenir de l’ère soviétique d’un
point de vue inédit pour le lecteur français. Poutine n’y est pas seulement la
brute épaisse que l’on sait. Les Serbes pas les seuls coupables d’une guerre
atroce. Staline n’est pas Hitler. Ses interprétations éclairées apporte de la
nuance à toutes les idées reçues qui polluent notre inconscient. Tout cela en
décrivant le destin d’un pauvre type qui, à force d’opiniâtreté, réussit à
s’élever pour poursuivre un destin qu’il ne rattrapera jamais. Mais il aura
vendu chèrement sa peau.
En bref : Limonov décrit la vie sulfureuse d’un des
personnages les plus subversifs de l’époque contemporaine, qui s’avère, sous la
plume élégante de Carrère, être un homme pétri de contradictions, mais
profondément humain et sincère. Un portrait initiatique superbe, qui brise mille
tabous pour révéler chaque facette d’une même pièce, celle de ce jeune poète qui
a mis sa peau sur la table pour ne pas finir par être n’importe qui. A l’heure
des bilans, difficile pourtant de se prononcer : vie passionnante ou vie de
merde ? La réponse vous laissera sur les rotules. Un roman monstre…